12 - La nudité de Noé


Quand j’ai lu le Coran, autrefois, il y a une cinquantaine d’années de cela maintenant, j’avais été très surpris d’y retrouver quantité de personnages que j’avais déjà rencontrés en lisant la Bible... Preuve, s’il en était besoin, de ce que juifs, chrétiens, et musulmans ont en commun un certain panthéon. 

On pourrait penser que cela devrait les rapprocher... mais non : les musulmans qui ont misé sur la conquête territoriale ont d’abord tenu le haut du pavé, mais leur symbole du “croissant” montre bien que leur conquête n’a été que partielle... Ils essaient maintenant de se rattraper — mais je doute qu’il parviennent à autre chose que de régner sur l’Europe masochiste... Les chrétiens, eux, malgré la papauté, et les farces plus ou moins ragoûtantes que certains d’entre eux ont pu faire à la morale au cours des siècles, ont choisi de régner sur les esprits : la “foi” échappe aux contingences territoriales. Quant aux Hébreux, ils se sont dispersés un peu partout dans le monde, occupant des fonctions importantes ici ou là, mais aussi servant de souffre-douleur dans bien des pays. Les “Nations Unies” leur ont finalement attribué un lopin de terre, mais les arabes qui les en avaient chassé et s’y étaient installés se sont toujours comportés comme des squatters voyant le propriétaire revenir. On sait combien le droit de l’occupant, à la paix comme à la guerre, est celui que l’on respecte le plus, de peur de représailles.
Tout cela pour dire que si nous avons eu, pour notre compte, une “guerre de cent ans”, à la fois religieuse et territoriale, celle d’Israël et des résidus de la Palestine pourrait bien durer aussi longtemps, et même plus : de 1948 à 2023, cela fait déjà... 75 ans !
Mais revenons à notre texte: Genèse, 9, 18-27.

Comme tout bon matelot (souvenez-vous de l’Arche !), Noé aimait la bouteille. Et il lui arrivait d’être un peu aviné. (clin d'œil à René et Flo)
Un jour un peu plus arrosé qu’un autre, Noé se met dans le plus simple appareil, au milieu de sa tente. Jusque-là, rien à redire... Mais voilà qu’un de ses fils, Cham, l’aperçoit dans cette tenue, et Noé s’aperçoit qu’on l’aperçoit...

ge.9.22 Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père, et il le rapporta dehors à ses deux frères.

Cham n’est qu’un vilain cafteur... Mais les deux autres se comportent comme des personnes responsables, et font en sorte que la morale soit sauve : 

ge.9.23 Alors Sem et Japhet prirent le manteau, le mirent sur leurs épaules, marchèrent à reculons, et couvrirent la nudité de leur père; comme leur visage était détourné, ils ne virent point la nudité de leur père.

Sim et Japhet mériteraient des félicitation pour ce comportement respectueux envers leur père... Mais le rédacteur du Livre avait lui aussi, probablement un peu bu... car je me permets de déceler une certaine incohérence dans le comportement de Noé, tel qu’il l’a rapporté :

ge.9.24 Lorsque Noé se réveilla de son vin, il apprit ce que lui avait fait son fils cadet. ge.9.25 Et il dit: Maudit soit Canaan! qu'il soit l'esclave des esclaves de ses frères!

Canaan? Mais Canaan n’est pas le fils de Noé, et donc pas son fils cadet du tout... Était-il même seulement là ? Il est bien difficile d’interviewer les témoins de l’époque — si même il y en a eu — sauf à faire tourner les tables...
Pour moi, Canaan n’est pas le fils cadet de Noé, mais son petit-fils, c’est écrit plus haut (9,22). Et c’est sur lui que Noé aurait jeté l’anathème ? Pour ma part, je penche plutôt vers une certaine confusion mentale du scribouillard des manuscrits... Et je serais même tenté, héhé, d’y voir l’Origine des fèques-niouzes tellement à la mode de nos jours... On se mélange un peu les pinceaux sur le parchemin, et tout le monde recopie, jusqu’à la Fin des Temps. 
Il en est de même dans un cadre moins glorieux, celui des dictionnaires. Quand je faisais le rat de bibliothèque, autrefois, et que j’avais entamé une recherche sur les dénominations réelles, usuelles, des éléments de mobilier dans les romans de Chrétien, j’avais été sidéré de voir qu’une erreur manifeste de datation (prenant l’apparition du mot dans un texte daté pour celle du mot dans la vie courante...) dans le très célèbre “Tobler-Lommatzsch” se retrouvait dans tous les dictionnaires postérieurs que j’ai pu consulter : le petit de Greimas, le petit et le grand Godefroy, celui de Foerster etc... chacun recopiant celui du voisin... “qui faisait autorité” !
Cela m’avait donné l’idée de faire une enquête systématique, d’abord pour montrer l’erreur consistant à dater un mot par son apparition dans la langue littéraire... alors que celle-ci emploie volontiers et volontairement, chez Chrétien en tout cas, des mots “savants” ou “anciens” déjà pour l”époque, pour faire plus chic... Mais il m’aurait fallu pour cela enquêter dans les poussiéreux registres notariés, par exemple, pour les objets usuels... et je ne l’ai jamais fait. Si un étudiant s’intéressant aux moyen âge (en est-il encore?) est à la recherche d’un sujet de thèse... 

L'ivresse de Noé, par Bellini.

Me voilà bien loin du Père Noë. 
Mais c’est bien ce qui prouve que le Livre en est un : on peut gloser sur ce qui y est écrit, presqu’à l’infini ! Et d’ailleurs les rabbins exégètes s’en sont donné à cœur joie pendant des siècles... C’est certainement beaucoup moins vrai de “l’autre côté” : Le Coran, lui, est beaucoup moins l’objet de commentaires, Allah n’aime pas cela. Il vaut mieux tourner son turban dans sa bouche avant de se risquer à faire une remarque, à son propos si l’on n’est pas décoré de l’Ordre de la Charia.



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